Médiathèque de Saint Savournin

Comme une envie de... médiathèque

En roue libre ! Philo et vélo

Charles Pépin répond chaque samedi aux auditeurs philosophes d'Inter. Et ce matin, à la question que pose Vladimir : "Pourquoi est-on plus heureux à vélo ?

J’aime beaucoup votre question, Vladimir… j’imagine que vous vivez peut-être en ville et êtes passé récemment du métro au vélo, ou de la voiture au vélo, et si votre question peut paraître un peu légère, je décide de la prendre, au contraire, très au sérieux.

C’est d’abord évidemment notre planète qui va mieux quand nous, ses habitants, enfourchons notre vélo au lieu de prendre un bus, un métro ou, pire évidemment, cette consternante voiture individuelle qui nous sépare les uns des autres tout en nous envoyant en même temps, tous ensemble, dans le même mur du péril climatique.

Ok pour la planète, mais individuellement, en quoi le vélo nous rend heureux ?

A ce bonheur de ne pas contribuer en nous déplaçant au réchauffement climatique, s’ajoute celui d’être au monde d’une manière particulière, sensible, d’éprouver la résistance du vent, de sentir qu’on se déplace à la force de ses jambes, même si ces jambes sont parfois aidées d’un petit moteur électrique. Or le bonheur, c’est toujours une manière d’être au monde, ou de se jeter dans le monde, une manière de se sentir vivant comme corps dans le monde, de se sentir appartenir à ce monde et à ses forces, et reconnaissons qu’on se sent plus habitant du monde en l’arpentant en vélo qu’en restant tassé dans le métro ou assis dans sa voiture individuelle.

Et quand on arrive à bon port, et qu’on sort son cadenas pour attacher son vélo, on a déjà le sentiment d’avoir fait quelque chose, ce petit goût du devoir accompli, de quelque chose qu’on a, quand même, au moins un peu, mérité.

Dans l’histoire de la philosophie occidentale on trouve deux grandes idées du bonheur. Celui que l’on pourrait appeler le bonheur des anciens - le bonheur des sages anciens - relève de cet être au monde, de cette manière d’habiter le monde que nous venons de décrire, et auquel le vélo contribue.

Quant à ce que l’on pourrait appeler le bonheur des modernes, il tient moins à cet état d’être au monde, qu’au désir de se lancer, moins à une manière d’habiter le monde, qu’à la capacité à avoir des projets qui font qu’on se lance dans le monde, qu’on l’investit de son désir. Bref, si le bonheur des Anciens, c’est de trouver sa place dans le Cosmos - c’est de nager dans le bain du bonheur -, le bonheur des modernes (Hegel, Nietzsche, Sartre…), ce serait plutôt de se jeter à l’eau, de se jeter à l’eau pour changer ce monde ou au moins l’améliorer.

Ok, et le vélo dans tout ça ?

Eh bien enfourcher son vélo pour lancer sa journée, c’est une bonne manière de se jeter à l’eau.

C’était déjà une bonne manière d’être au monde, et donc de vivre le bonheur des anciens.

C’est maintenant une bonne manière de se jeter dans le monde, et donc de vivre le bonheur des modernes. Reconnaissez Ali qu’on est plus conquérant, qu’on est plus désirant en enfourchant son vélo le matin plutôt qu’en posant son cul dans un métro qui pue.

Et puis il y a autre chose, il y a autre chose dans le vélo. Cette alternance de moments où on fait son effort, où on pédale dur, et de moments où on se laisse porter, où on se laisse glisser. N’est-ce pas la plus belle métaphore de la vie ? Il y a des moments où c’est dur, où on a le dos courbé et les muscles des cuisses qui brûlent, et puis il y a les moments de grâce, de glisse, de récompense. Peut-on éprouver cela dans le métro, dans le bus, dans sa caisse ? Je ne crois pas, et c’est pourquoi le vélo nous fait tant de bien : il nous rappelle que le plaisir se mérite et ce que c’est que la joie de glisser. Quoi de mieux que le vélo pour nous dire cette vie faite de hauts et de bas ?

Et puis enfin, et c’est peut-être le principal, il y a ce sentiment, cette impression de balade. Ou plutôt, pour mieux dire, cette promesse que nous souffle, je crois, le vélo : et si la vie était une balade ? Même si on est pressés, stressés ou concentrés, il y a toujours un moment en vélo où on redevient promeneur, observateur, où la vie redevient une balade. Bien sûr cette vie peut être dure, heurtée, injuste, violente, mais quand on prend son vélo le matin pour partir l’affronter, il y a de grandes chances qu’à un moment, au moins une fois sur le trajet, par surprise, au sortir d’un virage, jetant un œil vers le ciel et se merveilleux nuages, on se demande si cette vie finalement - malgré tout, malgré toutes les galères, malgré tout ce qui l’entrave – si cette vie finalement n’est pas qu’une balade…

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